19 février
C’était l’avant dernière journée et quand nous sommes rentrés à la guest house, je me suis allongé sur le hamac sous les palmiers et je me suis rendu compte que nous arrivons à la fin de cette belle mission. Demain, dernier spectacle et dernier workshop et puis on sera dans l’avion sur la route vers la maison. Ça me fait tout bizarre, ces trois semaines remplies de découvertes, d’expériences et de rencontre sont passées très vite, trop vite. Nous commençons juste à voir les choses au-delà de l’enthousiasme du début, nous voyons un peu plus clairement la situation et nous commençons à apercevoir les problèmes et les nécessites, les envies et les besoins. Aujourd’hui nous avons marché parmi les cabanes, maison pour les réfugiés rohingya, nous avons monté des escaliers en terre qu’ à la saison des pluies deviendront des toboggans de boue, nous avons respiré les odeurs des petites rivières qui coulent en bas des collines, à coté des maisons et qui récoltent tous les déchets et les eaux noires du camp, odeur de putréfaction et d’escrements, les enfants qu’y jouent à coté et les poules qui se nourrissent de tout ce qu’elles y trouvent. Nous avons vu des enfants nus se balader dans les ruelles et nous avons découvert que souvent ils sont des enfants défavorisés, souvent avec un retard mentale et pour qui les parents n’investissent pas d’argent, même pas pour leur acheter des vêtements. Et malgré tout ça la vie continue dans la grande township-prison, les gens survivent et pensent que bientôt ils rentrerons chez eux, le gouvernement du Bangladesh le pense aussi (ou au moins il agit comme si…), les structures restent précaires et il n’y a pas beaucoup d’actions pensées sur le long terme. Nous aussi dernièrement nous posons pas mal de questions sur notre travail ici et sur ce qu’il faudrait faire dans cette situation. Cette semaine nous avons donné beaucoup de workshops dans les Children friendly space, avec des groupes d’enfants et d’adolescents: c’est beau de travailler ici, les gens ont une énorme soif d’apprendre, ils s’amusent et ne nous quittent pas à la fin des ateliers, ils nous regardent et ils attendent encore une dernière chose, une dernière acrobatie, un dernier gag… C’est beau de rencontrer ces personnes, les découvrir, s’amuser ensemble, mais il nous semble qu’ ils ont besoin et envie surtout de quelque chose de durable, de construire ensemble quelque chose qui ne se termine pas avec notre départ. Parce que la crise des réfugiés rohingya n’est pas une crise: une crise arrive inattendue, ça surprend, ça change rapidement les équilibres; les rohingya sont dans ce camp depuis plus de 20 ans et ils y seront probablement encore pour très longtemps. La situation est stable, dans le sens où il n’y a pas de solution dans le court terme et le camp continuera a exister. Donner un petit moment de joie et de détente, un sourire, une bonne rigolade c’est déjà pas mal, ça permet de briser des tabous et de donner un peu de légèreté dans leurs vies dures et souvent monotones, mais ça ne suffit pas. Il me semble qu’il faudrait aussi lancer des processus d’éducation, de formation pour que ces gens emprisonnés dans une méga-township, puissent évoluer, changer, résister, construire des outils de résilience, qu’il puissent les développer tous seuls et qu’ils puissent en développer d’autres autonomement.
Mais je me dis aussi que faire un spectacle ici permet de briser certains tabous, ça fait rire des gens assez sérieuses et qui ont souffert des discriminations et des abus depuis des décennies, ça donne de la légèreté qui se contrappose au radicalisme religieux et aux impositions d’une société très conservatrice. Et puis les gens en parlent, ils ont vu quelque chose d’exceptionnel (la plus part n’a jamais vu un spectacle), les enfants qui ont vus clowns qui sont passés par ici l’année passée s’en rappellent très bien. Un workshop, pour petit qu’il puisse être plante une graine qui petit à petit se développera si quelqu’un en prend soin.
Je suis heureux de ce qu’on fait ici, la frustration viens du fait que je voudrais faire plus, je voudrais rester, voire les choses changer, contribuer à ce changement. Mais ce changement est un processus collectif: après notre intervention il y en aura d’autres, il y en a déjà d’autres et surtout dans le camp nous avons connu des gens exceptionnelles, des magnifiques animateurs, des gens qui travaillent très bien avec les jeunes et qui sont en train déjà de changer pas mal des choses. Il y a quelques années c’était beaucoup plus difficile de jouer, de mobiliser le corps, de voir un spectacle; quand des clowns sont passés par ici pour la première fois, les jeunes étaient pas vraiment enthousiastes à l’idée de faire de l’acrobatie… cette semaine presque tout le monde aurait voulu continuer le workshop et apprendre plus, ils n’arrêtaient plus d’essayer les pyramides, les roulades, les équilibres. Alors je me dis que quand même quelque chose est en train de bouger: il y a encore beaucoup de travail à faire, mais c’est possible, il y a beaucoup de graines qui ont été plantées, elles sont en train de pousser. Et bientôt ça fera une belle petite foret.
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